La pédagogie par objectifs
et la salade de Gertrude



Dans les grands traités de physique, à la mode de chez nous, ceux de Bouasse et de Bruhat ont marqué des générations de physiciens.

Mon père fut élève de Bouasse, à Toulouse dans les années trente. Et il m'en parlait souvent, tant le bonhomme était un phénomène. Ces livres sont toujours précédés par de longs textes polémiques, qui restent un régal, même si le ton daté, souvent patriotard et misogyne, heurte encore dans certains passages. Chacun triera le bon grain de l'ivraie.

Dans l'Optique géométrique élémentaire, parue en 1917, la préface (28 pages !) porte un titre tout à fait évocateur :

" De l'éducation normalisée (système Taylor)
De l'esprit de système
et autres caricatures de bon sens "

L'extrait qui suit me semble bien coller à la problématique actuelle (une mode parmi d'autres) qui dans le milieu inspectoral fait office de credo : la pédagogie par objectifs.

Au début des années 70, je l'avais découverte en République Fédérale Allemande, où elle était très en vogue dans les milieux scolaires. Elle me semblait déjà d'un taylorisme désuet. À cette même époque en France, c'était le prof chef d'orchestre qui était le modèle chez certains inspecteurs, et les élèves instrumentistes devaient faire, de chaque cours, comme une Messe pour le temps présent.

Aujourd'hui, dans l'enseignement, on retourne les mêmes ritournelles et l'enseignant qui se moque des prérequis et refuse de préciser ses objectifs est digne du bûcher.

Mais revenons à nos moutons, et à nos salades...



« La méthode de Taylor est excellente dans certains cas : appliquée à notre vie entière, elle est grotesque dans son emphatique puérilité.

SYSTÉMATISER, C'EST GÉNÉRALISER SOTTEMENT.

En parlant de la méthode Taylor et de l'esprit de système je ne sors pas de mon rôle de professeur. Si la méthode Taylor est bonne, mon enseignement discursif et digressif est déplorable. Comme il représente la tradition française, cette tradition ne vaut rien. Au risque de chagriner les sectaires de la méthode Taylor, je ne laisserai donc pas abrutir les Français par une systématisation aussi ridicule que vaine.

JE NE SAIS QU'UN BON SYSTÈME : APPRENDRE SON MÉTIER.
JE NE SAIS QU'UNE BONNE MÉTHODE : LE TRAVAIL.

***

Est-il besoin de prévenir que j'ai pour l'organisation américaine la plus sincère admiration ? Que nous l'imitons, c'est fort bien.
Mais pour nos charlatans il ne s'agit que d'ajouter un cours théorique supplémentaire à tous ceux dont nous crevons.
Organiser est le cadet de leur souci ; pérorer sur l'organisation, voilà qui est bien français, bien universitaire, bien académique ! »...

« Je regrette de ne pouvoir transcrire tout le mémoire de Mistress C.F., »...

« Il s'agit de la Tenue scientifique de la maison ; c'est un manuel à l'usage de vos épouses, ô jeunes hommes ! L'auteur veut fixer l'évolution de la femme, normaliser les mouvements opératoires, les conditions ambiantes et les procédés essentiels ; elle veut normaliser l'horaire.
Son mémoire se décompose en deux parties : l'une est absurde, l'autre puérile. Voici quelques exemples :

LISTE DES TEMPS NÉCESSAIRES À DIVERSES OPÉRATIONS
Baigner bébé 15 minutes
Faire les tartines 12 m.
Préparer la salade 15 m.
Faire un pâté 10 à 12 m.
Balayer et ranger 5 chambres par jour 30 m.
Nettoyer l'argenterie 40 m.
Laver la salle de bain 20 m.

Je m'arrête pour me tuyauter auprès de ma cuisinière Gertrude.
« Gertrude, lui dis-je, combien faut-il de temps pour laver la salade ?
- Monsieur veut rire ! Cela dépend. Si les feuilles sont lisses, comme la laitue, la salade est plus facile à laver que pour les feuilles tortillées comme la frisée. Je ne peux donc pas répondre à la question de Monsieur.
- Mais vous, Gertrude, combien mettez-vous de temps, pour la frisée, par exemple ?
- Monsieur pose mal la question. Il faut s'entendre. Si Monsieur lave la salade, il saura que le mieux est de la laisser tremper, mettons, une demi-heure. En passant, Monsieur l'agitera. Au bout d'une demi-heure, Monsieur n'aura quasiment plus qu'à l'égoutter, ce qui lui prendra bien 2 ou 3 minutes. Monsieur voit qu'il lui faut une demi-heure au moins, mais que Monsieur peut faire autre chose en même temps.
Que pensez-vous, Gertrude, d'une dame déclarant qu'il faut 15 minutes pour préparer la salade ?
- Oh ! Monsieur, je dis qu'elle a apprit la cuisine au lycée. J'étais en service chez une jeune mariée qui avait un bien gentil mari. Pour se mettre en ménage, elle fit des provisions. Ayant appris la cuisine au lycée, elle crut bon d'acheter une livre de pommes de terre, mais un kilo de poivre. Avec son gentil mari, elle n'en avait pourtant pas besoin...
- Assez, Gertrude ! je veux qu'on respecte le mur de la vie privée ! »
Là-dessus je reprends la lecture de Mistress C.F.
« Recommandons aux femmes qui font la cuisine de réunir, avant de commencer la confection d'un mets, tous les ustensiles qui leur seront nécessaires ; à celles qui repassent, de séparer le linge plat de l'autre afin de repasser à la suite toutes les pièces semblables ; à celles qui lavent, de séparer le linge taché de celui qui ne l'est pas ; à toutes de ne pas interrompre leur travail pour en faire un différent...»

Le passage cité montre le bout de l'oreille. Le système Taylor est excellent pour des gestes répétés 100.000 fois identiques à eux-mêmes, qu'on fait vite, bien et sans fatigue en les systématisant.
Si Gertrude doit repasser dix mille mouchoirs, puis dix mille plastrons de chemise, il est avantageux de commencer par les mouchoirs et de finir par les plastrons, ou inversement. Mais quand dans ma lessive se trouvent 12 mouchoirs et 3 plastrons, je ne vois pas d'inconvénient à intercaler les mouchoirs et les plastrons.
En cette phrase tient l'éloge et le blâme de tout le système Taylor.
EXCELLENT QUAND L'HOMME JOUE LE RÔLE DE MACHINE, IL EST STUPIDE QUAND l'HOMME FAIT USAGE DE SA RAISON.
Si toutes les salades étaient identiques, on pourrait chronométrer le temps nécessaire à préparer la salade. Comme elles ne le sont pas, Gertrude a raison contre Mistress C.F. Gertrude a raison de faire plusieurs choses à la fois, parce qu'une cuisinière bourgeoise n'est pas un homme qui charge un wagon de gueuses de fonte. »



En reprenant le tableau de la liste des temps nécessaires à diverses opérations on pourra, en modifiant simplement la première colonne, y introduire :
  • l'appel des élèves ;
  • le contrôle des prérequis ;
  • les séquences formatives ;
  • l'évaluation formative ;
  • la correction de l'évaluation ;
  • ...
j'en passe et des meilleurs, par manque assurément de bonne volonté !


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